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Published for The Neotrope Enterprise.     Publisher: Bengt Rooke.     Janvier 2001. No. 21.

 

arabisk text




ETRE LE «FILS DE SES ŒUVRES» OU L’ «ŒUVRE DE SOI-MÊME» :
L’HISTOIRE D’UN CHANGEMENT D'IDENTITÉ



Tetz Rooke

Département des Langues asiatiques et africaines,
Université d’Uppsala.


« Pour moi, la mort à la tête d'une armée aurait été plus facile que les difficultés éprouvées plus tard dans la vie. Car ma vie s'est tellement prolongée que les journées récurrentes m'ont ôté toutes les possibilités de plaisir (…). Mon énergie a subsisté et s'est affaiblie, la joie de vivre est arrivée à sa fin. »

C'est ainsi que se plaignait de la vieillesse le prince syrien du XIIe siècle, Usama ibn Munqidh, dans le célèbre récit qu’il fit de sa vie. Malgré tous les périls auxquels il s'était exposé, de la chasse au lion à la guerre contre les Croisés, il avait atteint l'âge incroyable de quatre-vingt-dix ans. A coup sûr, pareil miracle méritait d’être raconté pour la leçon qui pouvait en être tirée : puisque la durée de la vie est déterminée à l’avance, pourquoi avoir peur des dangers ?

De par les événements captivants qu’elles relatent, le caractère intime de la narration et leur intérêt historique, les réminiscences d'Usama demeurent un des grands livres de la littérature arabe classique. «L'auteur se révèle un conteur accompli, parfaitement susceptible de se présenter à un concours dans une école moderne de journalisme», remarquait ainsi, en 1929, le traducteur anglais, Philip Hitti, qui ajouta à l'ouvrage le sous-titre de « Mémoires ». Il va sans dire que l'auteur lui-même ne connaissait pas cette catégorie littéraire. D’ailleurs, Usama intitula son récit « Le livre de l'apprentissage par l'exemple » (Kitab al-i`tibar), lorsqu'il le dicta à Damas, quelques années avant sa mort en 1188.

En arabe, le terme de « mémoires » (mudhakkirat) ne devait pas apparaître avant la fin du XIXe siècle, probablement sur le calque du français. Son apparition dans le lexique de l’époque est liée à l'avènement de la modernité dans le monde arabe. Elle traduit l'apparition de nouvelles conceptions identitaires, conjointement à une nouvelle fonction de la littérature.

La différence essentielle entre la personnalité médiévale représentée dans un livre autobiographique tel que celui d'Usama et le sujet dépeint dans les biographies contemporaines tient au fait que la première ne s’interroge jamais sur ce qu’elle est. Pour Usama, la société était statique ;
il vivait l’existence que son père avait menée, et que ses fils connaîtraient après lui. Entre sa naissance et sa mort, l'individu était intégré à un ordre social inamovible, aux rôles déterminés à l’avance. En faire partie était une chose indiscutable et inconditionnelle.

Notre époque a perdu cette permanence. Aujourd’hui, les individus vivent dans une société dont ils savent qu’elle se transforme continuellement. Leur place ne leur est plus donnée une fois pour toutes — elle peut être modifiée et choisie. Les enfants, garçons ou filles, ne sont plus obligés de vivre comme leurs parents ; en réalité, ils n'en ont pas la possibilité. L’essor des techniques, le déclin des modes de vie traditionnels, le développement de l'enseignement, l'impact des cultures et des langues étrangères,

l'urbanisation, l'émigration et bien d’autres changements encore ont accru la mobilité sociale. Dans tous les pays arabes, de nouvelles possibilités ont permis à certains d’occuper d’autres places que celles qui leur avaient été destinées dans la société, et d’autres ont été contraints de s’arracher à leurs racines, contre leur gré. Une nouvelle liberté/nécessité de choisir ce que l'on veut être a vu le jour, mais elle s’est accompagnée d'un sentiment
d'insécurité et d'anxiété par rapport à la question de l’appartenance. Une question moderne est née, celle de l'identité.

« Qui suis-je ? Qu'est-ce que je désire ? Qu'est-ce que j'aime ? Qu'est-ce que je déteste ? Pourquoi est-ce que je refuse de vivre comme tout le monde ? » se demande silencieusement le jeune héros du Temps de mon enfance (trois volumes, publiés en 1955,1961 et 1962), étendu sur son lit sans pouvoir dormir, préoccupé de l'avenir. Ses questions pourraient être celles de millions d’autres personnes. Dans ce cas particulier, la voix de l'auteur-narrateur adulte, le romancier égyptien Ibrahim ‘Abd al-Halim (1920-1986), suggère entre les lignes que combattre pour le socialisme — entendu comme un synonyme de démocratie, d’égalité et de justice — permettra à cette jeune conscience de résoudre son problème identitaire. De fait, après la Seconde Guerre mondiale, l'idéologie de gauche a
longtemps fourni une référence commune à de nombreux écrivains et intellectuels arabes.

Les années cinquante et soixante restaient une époque optimiste, et le héros autobiographique était toujours dépeint comme un exemple à suivre, même si on avait troqué l'armure du chevalier pour une tenue de guérillero et de révolutionnaire.

LE MOI ET L'HISTOIRE

Les écrivains arabes modernes ont en général tiré de leur existence une leçon bien différente de celle d'Usama : en fait, rien n'est déterminé d’avance. Tant l’individu que la société semblent être modelés par les actions et la volonté humaines, pas toujours pour le meilleur. Ni la vie ni l'histoire n’évoluent comme on le souhaite lorsqu'on est jeune et plein d’espoir. Depuis les années 1970, la « perte des illusions » est devenu un lieu commun. Lorsque Dieu n’est plus le maître des choses, l’éternelle douleur de vieillir est aggravée par le sens de sa propre responsabilité, pour des échecs tant personnels que politiques.

« Nous avons désobéi aux ordres de nos pères et nous avons bouché nos oreilles aux supplications de nos mères. Sans être tout à fait conscients de notre envie de renverser l'autorité paternelle, de briser les chaînes familiales et de nous libérer des valeurs domestiques. Nous avons voulu échanger notre vie individuelle dans l’ambiance stagnante de la famille à l’intérieur de laquelle nous avions grandi, pour une existence au milieu société vaste et riche. Nous avons donc suivi la voie de l’action militante et nous avons chèrement payé le prix pour nous être ‘mêlés de politique’ (….). A l'heure actuelle, nous autres, membres de cette génération, avons atteint la quarantaine et même la cinquantaine. Nos vies sont derrière nous et notre avenir est devenu notre passé. A quoi nous a mené notre combat ? »

Cette lamentation qui associe le regret de la jeunesse perdue à la frustration des ambitions déçues est extraite de Braises et cendres, une autobiographie écrite en 1978 par l'historien palestinien Hisham Sharabi et qui, par beaucoup de ses aspects, apparaît comme parfaitement exemplaire de ce type d’écrits.

En premier lieu, par son approche critique de la société. Elle met en question l'ordre établi et prône la révolte individuelle, par opposition avec la norme classique fondée sur l'approbation et le consentement. L'autocritique fait aussi partie de cette attitude.

L'auteur avoue ses erreurs personnelles et révèle quelques-uns des traits les moins flatteurs de sa personnalité. Son moi qui n’a rien d’héroïque
occupe une place intermédiaire entre la figure morale édifiante et le
antihéros subversif, ces trois possibilités étant placées àl’avant-scène du théâtre de l’autobiographie moderne.

Ensuite, l'auteur considère que son moi est un avatar de l'histoire. Lorsque Sharabi écrit sur son enfance en Palestine — il est né à Jaffa en 1927 —, sa jeunesse étudiante aux Etats-Unis et ses aventures au Liban comme activiste politique, il veut montrer comment les facteurs socio-politiques l'ont formé et ont influé sur le cours de sa vie, mais aussi comment il a lui-même modifié la marche des événements. On retrouve là une position
typiquement contemporaine, celle qui consiste à professer l’emprise des forces matérielles, liées à l'héritage et au milieu, sur la fatalité divine et, en même temps, à affirmer la possibilité pour l'individu de changer l'ordre des choses sur terre, en prenant en main son destin.

LE MOI ET L’ESPACE

Cette œuvre est également typique par le fait qu’une partie du problème d’identité dont souffre le narrateur est liée à l'exil. Il ne peut pas retourner dans sa patrie, parce que la Palestine est devenue Israël. Il veut s'installer au Liban, mais la guerre civile l'en empêche.

Universitaire aux Etats-Unis, il se sent coupé de ses racines. Pareils tourments se retrouvent encore et encore dans les Mémoires et les autobiographies contemporaines. La domination étrangère, politique et économique, la pauvreté ont poussé de nombreux Arabes à rechercher à l'étranger une éducation et des possibilités de travail. Les guerres et la répression ont produit d'innombrables réfugiés. Et tous caressent le rêve de retourner, un jour, « chez eux ».

Mais où ? Y a-t-il un « chez eux » ailleurs que dans leurs rêves? Ne serait-ce pas un peu comme la jeunesse ? Celle dont on comprend, une fois qu’elle s’est enfuie, toute la valeur ? Et plus on est loin, plus cela prend des allures de mythe. C'est pour cette raison que la nostalgie de l’enfance se mêle souvent, dans la littérature autobiographique arabe moderne, aux rêves d’un « chez soi », pour donner corps à de magnifiques paysages
imaginaires qu’habitent des personnages fantastiques et où il se passe quantité d'événements merveilleux. Le cadre géographique peut être celui d’une ville cosmopolite comme l’Alexandrie des envolées lyriques d'Edouard El-Kharrat (Alexandrie terre de safran, 1989), ou encore cette bourgade du nord de la Syrie qui surgit des explosions poétiques chères à Salim Barakat (Le Criquet de fer, 1980) : on ne retrouvera jamais le monde magique créé par de tels écrivains sur aucune carte.

Faire du lieu (le « chez soi ») une extension du moi (la jeunesse) est une stratégie que l'on rencontre également dans des récits historiques plus directs : comment donner à saisir la réalité d’un moi si ce n’est en la mettant en rapport avec son milieu ?

Par conséquent, l'histoire de la ville, du village, du quartier, ou même de la maison, se déchiffre aussi comme l'histoire de l'homme ou de la femme qui l'a écrite. Cette relation est particulièrement évidente dans les livres qui traitent de l'enfance. Perçue comme une période clé de la vie, elle apparaît comme un des thèmes privilégiés par les écrivains modernes, alors que ceux de l’âge classique effleurent à peine le sujet.
Toutefois, on ne trouve pas forcément que des évocations nostalgiques. Si l'herbe est toujours plus verte quand il s’agit de celle qu’on a connue dans son enfance, les jours sombres étaient aussi plus sombres, et l'injustice plus profonde.
On trouve donc des récits parfois brutaux et cruels, mettant en scène des enfants privés de pain mais aussi d'affection, et qui ont survécu envers et contre tout.
Dans cette veine, le livre le plus célèbre reste Le Pain nu (1980), de l'écrivain marocain Mohamed Choukri.
Mais ces terribles souvenirs de famine et de taudis sont loin d’être uniques, même s'ils vont très loin dans l’absence totale de fard et s’ils choquent plus que bien d'autres. L’histoire du « pauvre gamin qui souffre mais qui finira par s’en sortir » se retrouve à maintes reprises dans les témoignages d'autres « rescapés » du Maghreb ou du Machreq. On frissonne à la lecture, et on se sent soulagé : après tout, l'histoire se termine bien.

On nous épargne les échecs les plus affligeants. Car les enfants disparus n'auront jamais eu l'occasion de consigner par écrit leurs expériences.
On peut seulement imaginer ce que furent leurs souffrances.
Et dans une certaine mesure, les textes des « rescapés » nous aident à le faire.

DE L’HOMME « FILS DE SES ŒUVRES »
A L’HOMME « ŒUVRE DE LUI-MÊME »

Entrant dans le XXe siècle, le monde arabe s’engageait également dans la modernité. Pour la première génération d’écrivains qui laissèrent leur autobiographie, la quête identitaire était également celle d’un moi rationnel, cohérent et unifié.
A l’époque moderne, le sujet autobiographique prit la forme de l'individu
souverain, selon le paradigme du self-made man (plus tard, de la self-made woman). Implicitement cette évolution reposait sur le darwinisme,
l'empirisme et le positivisme.

La classique histoire de vie reprenait le schéma de l'intrigue romantique : aventure, victoire, récompense. Cette structure sous-tend, par exemple, l'autobiographie par excellence des lettres arabes modernes, Le Livre des jours de Taha Hussein (3 volumes publiés en 1929, 1939 et 1967). Dans ce cas, la cécité, plus que la pauvreté, constitue le handicap que doit surmonter le jeune héros, et c’est elle qui devient le moteur de son venture. Son itinéraire l'emmène de l'école coranique, dans son village, au Caire, où il affronte les cheikhs rétrogrades de l'université Al-Azhar. Pour finir, son intelligence supérieure se voit reconnue et il est admis dans les plus hautes sphères de la société.

A mon sens, le très grand succès du Livre des jours ainsi que l'attrait dont bénéficient toujours les nombreuses œuvres du même genre qui s’écrivent encore sont sans doute dus à l'utilisation de cette intrigue modèle : la recherche couronnée de succès.
Quête de l'identité, du nom et de la gloire, par laquelle s’expriment les désirs secrets du lecteur qui souhaite dépasser ses origines et voir ses mérites reconnus par la société.
C’est l'histoire de la victoire de David sur Goliath, et la sympathie des lecteurs va naturellement à celui qui apparaît comme le plus faible.

Les générations suivantes ont construit un représentation plus sociologique du moi. Jouissant d’une indépendance relative, l’individu voyait sa trajectoire personnelle influencée par des événements socio-politiques qui échappaient largement à son contrôle.

L'identité d’une personne était façonnée par l'interaction du moi et de la société, fruit d’une négociation entre un noyau dur, « le vrai moi », et le monde extérieur. La sociologie recevait le soutien de la psychologie grâce à l’alliance de Marx et de Freud.

La famille était perçue comme une réplique en miniature de la société, et l'éducation,comme une autre forme de contrainte sociale. L'idée d'un moi vierge, d'un « Je » originel, intact mais unifié, continuait à prévaloir.

La mission de l'écrivain consistait à mettre en évidence comment ce moi originel avait été détruit par la société autoritaire – par la famille patriarcale — ou bien encore, peut-être, sauvé grâce aux efforts et à la lutte courageuse de l'individu concerné. L'autobiographie déjà mentionnée de Hisham Sharabi offre un bon exemple de cette manière de se percevoir soi-même.

Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, le monde arabe est entrée dans une ère nouvelle, celle d’un « post-modernisme », porteur d’expériences et de récits différents.
Des textes autobiographiques tels que ceux de Raouf Moussad Basta (L'Œuf de l'autruche, 1994), ou de Rachid El-Daïf (Cher monsieur Kawabata, 1995), nous font découvrir des personnages dotés non pas d'une mais de nombreuses identités. Il n’y a pas un seul moi mais plusieurs, parfois en contradiction les uns avec les autres.

L'identité n'est plus simple et pérenne, depuis l'enfance jusqu’à la vieillesse, mais complexe et changeante. Fragmenté, en permanente transformation, ce nouveau moi réagit, de façon imprévisible et irrationnelle, à une multitude de choix. C’est une œuvre de l’homme, aux traits indécis.

Pour exprimer ce déchirement de l’identité, El-Daïf fait de son double un personnage dans Cher monsieur Kawabata, et Radwa Achour utilise le même procédé dans un texte autobiographique récent, Les Fantômes (1999). L’unité du sujet a volé en éclats alors que les limites entre réalité et fiction s’estompaient de plus en plus, car le « réel » est devenu aussi problématique que le « moi ».

Mais le besoin de raconter sa propre histoire demeure, au moins pour des raisons qui relèvent du cognitif – c’est en racontant des histoires que l'esprit humain donne sens à l’univers. Tant qu’il en est ainsi, l’écriture autobiographique a de l’avenir. Nous ignorons à quoi ressembleront les récits de demain.
A coup sûr, ce ne seront pas de simples miroirs, ce que les mots n’ont jamais été de toute manière. Ecrivains et lecteurs savent que la vérité du « Je » contemplé réside, en définitive, dans l'œil de l'observateur.

L'ART COMME AFFIRMATION

On a pu avancer que l'autobiographie est souvent le fait d’individus appartenant par des groupes marginaux et qui souhaitent protester contre la position dominée qu’ils occupent dans la société.
Écrire le récit de son existence est une manière de s’affirmer ; donner à voir son moi, une façon de mettre en évidence un manque, et de s'en sortir:
Cette interprétation vaut également pour la littérature arabe moderne car les écrivains ont e général évoqué leur vie, et surtout leur enfance, comme une lutte libératrice.

La quête identitaire est aussi une poursuite de la liberté. Aux entraves que représentent la cécité et la pauvreté, on pourrait ajouter la « faute» d'être une femme dans une société patriarcale. Il y a en Egypte, depuis les années 1930, une tradition assez bien attestée d’histoires de vie écrites par des femmes, dans ce pays où les mouvements et la presse féministes apparurent tôt.

Aujourd’hui, la plupart des littératures nationales connaissent ce type de textes qui ont pour fil conducteur la lutte pour la libération de la femme, en insistant notamment sur la spécificité de l’éducation réservée aux filles. Toutefois, l’argumentation développée par les auteurs repose aussi bien sur des versets coraniques que sur des slogans marxistes, ce qui montre bien que la définition de l’identité est aussi négociable pour les femmes que pour les hommes..

Mais n’est-ce pas justement cela, une autobiographie, une sorte de négociation ?
Du sens contre de la vie. L’identité du narrateur, homme ou femme, n'est pas donnée à l’avance, elle se crée dans l'acte même d'écrire le « moi ». A cet art qui permet de s’affirmer s’exercent aussi bien jeunes que moins jeunes, et ceux qui sont plus avancés en âge. Chacun d’eux a un passé à interpréter, un présent à affronter, et un futur à bâtir — dans les Mémoires, s’il n’est pas d’autre lieu pour le faire.







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